UNE SIMPLE HISTOIRE
Ahmed est un vieil ami. Nous nous sommes connus au lycée, puis la vie nous a séparés. Depuis 4 à 5 ans, grâce à Internet, nous nous sommes retrouvés après 30 ans de séparation. Depuis, dès que l'occasion se présente, nous nous rencontrons, nous parlons de nos profs et nous buvons un bon coup ensemble. Je l'aime bien Ahmed, il n'a pas changé, sauf qu'il a pris quelques kilos. Je lui dis qu'il a grossi comme un cochon et lui de rire: il n'est pas musulman, d'ailleurs il déteste les musulmans, bien qu'il ait pourtant été élevé dans cet esprit par ses parents venus du bled et attachés aux traditions ancestrales. Devenu adulte, Ahmed a balancé toute cette quincaillerie de croyances à la poubelle et vit à l'occidentale. Pourtant il n'a pas oublié ses racines, il parle du Maroc dont ses parents sont originaires avec émotion et y retourne de temps à autre sans jamais y trouver le pays fantasmé. Ahmed aime le bon vin et le thé à la menthe, la choucroute et le tajine. C'est un humain doux tendre et généreux.
Il y a quelques semaines, il m'appelle pour m'inviter, nous choisissons une date, je vais le voir avec un bouquet de fleurs parce qu'il aime les fleurs et que ce n'est parce qu'on est entre homme qu'on n'a pas le droit de s'offrir des fleurs... et j'apporte aussi une bouteille de Meursault, un vin que j'aime sans modération.
Ahmed me dit « j'ai quelque chose à te montrer » alors il allume sa télé et branche son enregistreur sur disque dur. Une émission marocaine qu'il a captée grâce à son antenne satellitaire et enregistrée commence. Ahmed me commente cette émission comme il en existe sur les télévisions françaises: un habile mélange entre de l'actualité artistique, un peu de culture, un peu de variété, un animateur vedette qui a un nom marocain mais qui parle français ce qui fait que je peux suivre l'émission. Rien de bien passionnant mais rien non plus de très désagréable. Le ton est badin, les intervenants font montre de culture, on se sent avec des gens de bonne compagnie, intéressants, drôles aussi, c'est même mieux que le tout-venant de ce genre d'émission en France.
Des chroniqueurs spécialisés dans tel ou tel domaine interviennent avec pertinence. Puis apparaît un chroniqueur qui parle littérature. Vraiment intéressant, le genre jeune beau mec parlant clair et cependant modeste. C'est qui ce mec je demande à Ahmed? Il me répond qu'il s'agit d'Arnaud Le Badou, un jeune français fils de diplomate, bardé de diplômes qui truste les émissions culturelles à la radio comme à la télé... Il est étonnant me dit Ahmed. Oui il est étonnant, mais je me sens un peu mal à l'aise. Comment un français peut-il truster les émissions culturelles sur la télé et la radio marocaine? Je demande à Ahmed: « ça ne te gêne pas qu'un français vienne vous donner des leçons de culture? » Il me sourit gentiment et me répond: « c'est pour ça que je t'ai invité, je savais que ces images te mettraient mal à l'aise, moi je m'en fiche un peu du moment que ce qu'il dit est intéressant et qu'il ne se situe pas en tant que français-venant-faire-la-leçon-aux-bougnoules, mais c'est vrai que tout de même c'est significatif de l'état de délabrement du système éducatif marocain puisque nous ne sommes pas fichus de former des intellectuels capables d'occuper la place que lui occupe. »
J'étais très décontenancé: la présence de ce français intelligent, cultivé et d'allure sympathique était la preuve que la France peut produire autre chose que des supporters, mais c'était aussi la preuve d'une présence étrangère dans une ancienne colonie devenue indépendante, le sourire d'Ahmed ne m'apaisait pas, je ressentais un malaise que manifestement il ne percevait pas, comme s'il avait été blindé depuis sa prime enfance à devoir « faire avec » l'omniprésence de la culture occidentale au point de s'en accommoder et de l'adopter comme sienne.
Je n'étais pas obligé de raconter cette histoire... voire. En fait il s'agit bien d'une histoire que j'ai inventée parce que la réalité, si je l'avais racontée d'emblée, j'avais toutes les chances de n'être pas compris.
Ahmed hélas n'existe pas, pas plus qu'Arnaud Le Badou. Par contre ce qui est vrai, c'est que Ali Baddou existe bel et bien et qu'il est beau gosse, intelligent, cultivé, intéressant, fils de diplomate et marocain... et qu'il truste les ondes de France Culture et celles de la télé... et que je ne peux m'empêcher de penser que par sa seule présence il signifie clairement l'état de délabrement du système éducatif français.
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